Nouveau siècle, même Europe (un problème de "huit")
Pix peinture Acanthe de Kabuki, 2005
Parfois, en visitant un musée, on tombe sur une œuvre qui nous force à nous asseoir, à prendre notre temps afin de fixer chaque détail, chacune de ces circonvolutions desquelles on essaie, souvent désespérément, de dégager un sens. Quelque chose qui puisse expliquer notre fascination, l’impossibilité dans laquelle nous sommes de détacher le regard de cette œuvre qui semble nous posséder. Après quelques temps passés devant le tableau, on se lève enfin tout en espérant que cette impression pourra s’intégrer dans un ensemble plus vaste, quelque chose qui puisse donner une base un petit peu plus solide à notre vie, un nouveau paysage intérieur sur lequel poser notre regard ensommeillé…
Parfois, bien que très rarement, il en est de même des évènements politiques.
Mais aux impressions extrêmes et exaltantes suscitées par l’art (impressions parfois contrastées à l’extrême comme le prouve encore la tragédie grecque), la politique, elle, laisse place à une fascination où se mêlent l’admiration et la terreur devant l’incroyable puissance de l’Etat, la consternation voire l’écoeurement devant les désastres que provoque son déchaînement, et l’humilité nécessaire devant les calculs que dissimule la violence de la guerre, ces « plans derrière les plans » qu’il faut tenter de distinguer au-delà des flammes et de la fureur. Tout en sachant que les premiers et seconds degrés de lecture dissimulent toujours des troisièmes et quatrièmes degrés dont les conséquences à long terme transforment ceux qui étaient pris pour des fous la veille en génies visionnaires le lendemain…
C’est donc avec autant de recul que possible que j’aborderai dans cet article la journée sans pareille du 08 août 2008, et les implications pour l’Europe des évènements survenus durant cette journée.
Ils semblent se répondre, ces deux évènements.
D’un côté, une fête prévue de longue date : l’ouverture des XXIVeme Jeux Olympiques des temps modernes, organisés cette année à Pékin. D’un autre côté, l’évènement tragique par excellence : une guerre. Une guerre aux mobiles complexes et livrée pour le contrôle d’une province au nom barbare, l’Ossétie du sud. La guerre et la fête du 8 août 2008, deux évènements qui semblent une réponse d’une cruelle ironie à cette croyance chinoise selon laquelle le « 8 » est un chiffre porte-bonheur.
Nous dirons : un chiffre qui laisse des traces.
Et tout d’abord : la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin.
La cérémonie d’ouverture de ces jeux des temps (post)modernes vient de s’achever, et me voilà pris d’une impression bizarre : qu’est-il donc advenu des cérémonies maoïstes kitshissimes ? De ces évènements mi-grandioses mi-grotesques où le sourire flamboyant du grand Timonier semblait renvoyer la joie de tout un peuple satisfait de mourir de faim pour la grandeur du communisme. Autant de sourires carnassiers ou terrifiés suivant le côté où l’on se trouvait, et qui dispensait la terreur bien plus sûrement que toutes les marches militaires de la Fête nationale (alors que le même style d’évènement en Roumanie par exemple ne suscitait qu’un éternuement poli : les Chinois ont toujours su maîtriser la force du nombre).
Au contraire, la cérémonie d’ouverture a retracé avec talent les grandes phases de l’histoire chinoise, dans un format proche de ces évocation nationales standardisées pour l’export jusqu’aux moindres détails (paix, harmonie mondiale, diversité culturelle, innocence de l’enfant). Enfin, le choix de ne pas évoquer les 50 dernières années est instructif du rapport du PCC à son histoire. Nonobstant les commentaires stupides du préposé de France 2, ce fut donc, force est de l’avouer, un grand spectacle à la Zang Yimou.
Grande fête mondialisée donc, mais grande fête mondialisée au service d’un Etat et non d’un ordre économique, d’un pays qui cherche à montrer la toute puissance de son modèle face à ses détracteurs occidentaux.
Petit rappel : la répression des révoltes tibétaines de mars 2008 pose des questions aux dirigeants occidentaux sur leur participation à cette cérémonie d’ouverture. Nicolas Sarkozy, président français qui s’apprête à prendre la présidence de l’UE en juillet 2008, fait durer le suspens sur sa participation, non sans provoquer des tensions avec le régime chinois. Cette attitude aurait honoré Sarkozy s’il n’avait pas refusé de rencontrer le dalai-lama en parallèle sur injonction chinoise et s’il n’avait pas finalement décidé de se rendre à la cérémonie d’ouverture alors même que la Chine se lançait très officiellement dans une campagne antifrançaise. En clair, la « politique des droits de l’homme » (je consacrerai un article à ce slogan) de Sarkozy n’est rien de plus qu’une politique de la lâcheté, dans laquelle le président se contente d’obéir aux injonctions du plus puissant.
Deuxième évènement : la guerre entre la Fédération de Russie et la Géorgie :
Dans la nuit du 7 au 8 août, la Géorgie lance une attaque massive contre l’Ossétie du sud, une province en état de sécession et soutenue par la Russie. La conquête rapide ne laisse à la Géorgie qu’un temps très bref pour fêter sa victoire : dès le lendemain, la Russie lance ses troupes contre l’armée géorgienne afin de « venir en aide » à l’Ossétie du sud dont la majorité des habitants sont citoyens russes. Les combats entre les deux armées tournent à l’avantage des russes et l’armée géorgienne doit reculer, abandonnant l’Ossétie du sud aux Russes dès le matin du 9 août, non sans demander un cessez-le-feu à son puissant voisin. Mais la Russie pousse son avantage militaire et organise un blocus de la Géorgie dont elle bombarde les principales bases militaires terrestres et navales du 9 au 11 août. Le 12 août à la mi-journée, la Russie interrompt son intervention militaire. La Géorgie accuse la Russie de se lancer dans une guerre de conquête aux motivations stratégiques majeures (contrôle des approvisionnements gaziers de l’Europe, reconquête d’un espace de domination impérial). La Russie accuse la Géorgie de s’être lancée dans une campagne d’épuration ethnique en Ossétie du sud, allant jusqu’à lancer le mot de génocide.
Afin de mieux comprendre les motifs des combats, un petit point historique s’impose : depuis 1991 et l’éclatement de l’Union Soviétique, la Géorgie a pris son indépendance sous le contrôle étroit de la Russie. Deux provinces ont elles-mêmes fait sécession de la Géorgie à la même époque sans être reconnues internationalement : l’Abkhazie et l’Ossétie du sud (voir la carte). Ces deux provinces se gouvernent de manière totalement autonome sans que la Géorgie n’intervienne mais elles ne cherchent pas à être reconnues internationalement. Tout se passait « bien » jusqu’en 2004, époque où le dictateur géorgien Chevardnadze est renversé par une coalition démocratique et se voit remplacé par Michael Saakachvili, élu triomphalement le 4 janvier 2004. Or, celui-ci se trouve être un pro-occidental déterminé à sortir son pays de l’orbite russe pour rejoindre l’OTAN et l’Union Européenne. Le soutien inconditionnel d’une présidence Bush auréolée de sa victoire irakienne et le mutisme de la Russie lui donnent l’assurance qu’il pourra tout se permettre. Ou à peu près tout.
Tout commence à changer à partir de 2006. La présidence Bush tourne au désastre : l’armée américaine s’enlise en Irak et l’Iran belliciste cherche à développer l’arme nucléaire. La Russie de Vladimir Poutine a quant à elle restauré son image de grande puissance, aidée par ses exportations d’hydrocarbures, ses milliardaires inondant les capitales européennes et ses dépenses militaires en hausse de 20% par an. Or, les élites russes ont très mal vécu la période 2003/2004 durant laquelle les anciens pays du bloc de l’est ont adhéré à l’OTAN et à l’UE et durant laquelle l’Ukraine et la Géorgie, deux des principaux ex-satellites russes, ont glissé dans le camps occidental. Depuis 2006, la Russie s’oriente donc vers une politique de plus en plus agressive envers ses deux anciens satellites, et notamment la petite Géorgie. Ruptures « accidentelles » des livraisons de gaz en plein hiver, embargos sur de nombreux produits d’export géorgiens, pression violente sur la communauté géorgienne de Russie, reconnaissance officielle en avril 2008 des provinces sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du sud… les pressions russes se font de plus en plus fortes.
Aussi, et au-delà de la surprise et de l’indignation des premiers jours, force est de reconnaître que ce conflit s’inscrit dans une véritable logique d’ensemble qui voit la Russie réaffirmer sa puissance dans son ancien pré carré impérial. En ce sens, l’usage de la force armée par Medvedev n’est que la suite logique de la diplomatie musclée de Vladimir Poutine. Et ce d’autant plus que la conjoncture est particulièrement favorable : les Etats-Unis sous une présidence Bush finissante et plus impopulaire que jamais, sont englués dans les soubresauts de l’occupation irakienne et la toile d’araignée de la diplomatie iranienne[1]. L’Europe de l’est et le Royaume-Uni n’agiront pas sans les Etats-Unis. L’Europe de l’ouest… autant ne pas en parler.
En quoi cette guerre représente une modification brutale :
Mais la guerre menée par la Géorgie est tout autant une rupture qu’une continuité. A la différence de la Tchétchénie ou du Daguestan, la Géorgie est un Etat souverain particulièrement proche des Etats-Unis. En se lançant dans cette offensive, la Russie prenait le risque d’un affrontement avec la première puissance mondiale. Le mépris évident des Russes pour ce risque prouve la piètre considération dans laquelle ils tiennent la superpuissance et la faiblesse du discours présidentiel américain. Cette attitude de défi de la part d’un grand Etat (en dehors des cas ubuesques de l’Irak de Saddam ou de la Corée du Nord) constitue une rupture cruciale dans l’ordre des relations internationales établi depuis 1991 et l’avènement de l’« hyperpuissance » américaine. Et la rupture est d’autant plus grande que les Etats-Unis sont réellement dans l’incapacité de venir en aide à la Géorgie, comme le prouve l’attitude de Bush et les annonces de Condoleeza Rice dont la rhétorique ne tente même pas de dissimuler le lâchage en rase campagne de la Géorgie. Rappelons qu’il y’a une semaine tout juste, cet Etat était présenté comme l’un des plus solides alliés des Etats-Unis par le président Bush lui-même.
En clair, il y’a pour la première fois depuis 1989 une reconnaissance quasi officielle par les Etats-Unis de leur incapacité à intervenir dans une région du monde pour défendre leurs valeurs et leurs intérêts. L’« Empire » doit désormais laisser place à de nouvelles puissances qui, en 2001, auraient été considérés comme des « rogue states » mais peuvent désormais modeler leur espace proche dans leur seul intérêt et selon leur propre échelle de valeur, y compris si ceux-ci sont en contradiction avec la politique américaine. Bien entendu, la faiblesse des Etats-Unis est conjoncturelle et ne doit pas faire illusion : ce pays reste et restera pendant encore longtemps la seule grande puissance mondiale. Qui plus est, la force retrouvée de la Russie est bâtie sur un prix des matières premières qui peut s’effondrer du jour au lendemain… La Chine, quant à elle, se fait une place dans le jeu mondial qui reste néanmoins à trouver. Une chose est claire quant à la Chine : elle ne sera jamais l’hyperpuissance que furent et sont encore les Etats-Unis. Néanmoins, ces réserves faites, il faut remarquer que pour la première fois depuis le Vietnam, les Etats-Unis ont abandonné un pays allié.
Voici pour conclure l’analyse de cette guerre par Marie Jégo dans un article du Monde : « En prétendant défendre les indépendantistes abkhazes et ossètes – une aberration quand on songe au prix payé par les indépendantistes tchétchènes -, la Russie cherche en fait à regagner son rôle perdu au moment de l’implosion de l’URSS. L’enjeu dépasse de loin le petit territoire ossète. Il s’agit pour Moscou de reconquérir une région importante à trois titres : énergétique, politique, géostratégique.
Ces dernières années, la Géorgie, traversée par plusieurs oléoducs et gazoducs, est devenue le carrefour des hydrocarbures de la Caspienne en route vers l’Europe. Plus largement, toute la région s’est muée en une zone de fracture entre deux axes : l’axe Moscou-Erevan-Téhéran faisant face à l’axe Washington-AnkaraTbilisssi-Bakou. Le moment de l’affrontement a été bien choisi. Moscou mise sur l’immobilisme des Européens et sur le fait que les Américains sont pris dans leurs affaires internes.
Alors que la candidature de la Géorgie à l’OTAN sera réexaminée en décembre, la guerre risque de compromettre les chances de Tbilissi. En intervenant militairement sur le territoire géorgien, Moscou, opposé à l’adhésion de la Géorgie aux valeurs occidentales, cherche à ruiner les espoirs de Tbilissi. Chacun avance ses pions sans qu’il soit possible de dire quelle sera l’issue du conflit. La partie de go entre la Russie et l’Occident vient à peine de commencer. »[2]
Une Conclusion qu'elle est à moi et que je la revendique :
Enfant géopolitique observant la naissance de l'homme nouveau, Dali, 1943
Aussi dur que ce soit à dire et à admettre, la Chine et la Russie jouent leur rôle dans le monde. Nous pouvons hurler au loup face à leurs régimes politiques[3] ou les guerres qu’ils mènent, mais ces deux Etats ont au moins le mérite de se doter des moyens de leur politique et de l’assumer pleinement. Reste à savoir si le rôle qu’ils entendent jouer dans les relations internationales sera stabilisateur ou délétère à long terme.
En revanche, et comme en écho, on ne peut que constater l’assourdissant silence européen face au non-respect des droits de l’homme en Chine ou face à la guerre que mène la Russie en Géorgie, à travers la voix soudain bien discrète de l’actuel président de l’Union Européenne Nicolas Sarkozy. Evidemment, il est beaucoup plus facile de se répandre en gesticulations moralistes devant un parterre de jeunes pop’ que devant la figure cadavérique de Poutine. Nous voyons donc, dans ces deux affaires, l’expression d’un problème avec lequel nous devrons désormais composer en toute connaissance de cause : à savoir la lâcheté de Nicolas Sarkozy. Une lâcheté qui tend à discréditer la voix de la France en Europe comme celle de l’Europe dans le monde.
Mais une fois faite cette constatation, on ne peut que se poser la question : quelle est vraiment la marge de manoeuvre de la France seule face au futur géant chinois ? De qu el moyen de pression pouvons-nous disposer face à la puissance militaire russe rénovée ?[4]
Si la lâcheté sarkozienne est une donnée conjoncturelle, la faiblesse des nations européennes divisées est en revanche une donnée structurelle, dont les Chinois et les Russes sauront profiter au nom d’intérêts qui ne sont pas les nôtres. Le tout est de savoir si les nations européennes veulent se présenter couchées devant les deux géants ou, au contraire, tirer leur épingle du grand jeu mondial.
Le 8 août 2008 constitue sans doute aucun la réponse au 9 novembre 1989. Le 11 septembre 2001 constitua une sorte de prélude qui eu l’heur de nous rappeler la fragilité des Empires et l’idiotie parfaite (ou la dangerosité) de l’idée du « dividende de la paix »[5]. Il y’a quelques jours, le monde ahistorique et postmoderne théorisé par Fukuyama et incarné politiquement par la présidence Clinton s’est éteint. Courte parenthèse de même pas 20 ans, dans laquelle certains ont cru voir la possibilité d’un « dépassement du politique et du militaire » incarné par l’UE en même temps que d’autres passaient leur temps à vilipender l’« Empire » et l’odieux monde globalisé et uniformisé qui, ironie du sort, nous apparaîtra désormais comme un âge d’or.
Le monde du XXIeme siècle s’organise, lentement mais sûrement. Chine, Inde, Russie, Brésil organisent et structurent de plus en plus leur espace proche selon leurs intérêts agricoles, énergétiques, militaires ou simplement identitaires. Sans congrès de Vienne, l’ordre ou le désordre mondial à venir se met en place dans une tectonique des plaques géopolitique qui laisse parfois échapper de tragiques soubresauts.
Et il est désormais temps pour nous, Européens, de savoir si nous souhaitons transformer mille ans d’héritage civilisationnel en une grande Suisse enfermée dans sa repentance et ouverte à toutes les prédations ou en un agrégats de petits Etats-nation velléitaires, impuissants et placés sous la dépendance de tel ou tel Hegemon.
Ou si, au contraire, nous entendons léguer cet héritage au monde et à nos enfants en reprenant enfin la place qui est la notre.
Lady Ada
PS : Cet article était terminé lundi soir. La situation n'ayant pas évolué à mon sens, je ne traiterai de la capitulation médiation européenne assurée par Nicolas Sarkozy que dans un prochain article spécialement consacré au rôle de l'Europe dans ce conflit.
[1] Les Etats-Unis et Israël ont d’ailleurs besoin de la Russie pour faire pression sur l’Iran au Conseil de Sécurité de l’ONU. Ils veulent aussi s’assurer que la Russie ne vendra pas d’armes offensives trop puissantes à l’Iran, raison pour laquelle Israël a subitement décidé de respecter l’embargo russe sur les armements géorgiens alors même qu’il était l’un de ses principaux fournisseurs depuis 2004 (le figaro 09/08/08)
[2] Marie Jégo, « Ossétie du sud : un confetti de l’empire devenu une enclave séparatiste pro-russe en Géorgie », Le Monde, dimanche 10-lundi 11 août.
[3] Il est d’ailleurs assez remarquable que ceux qui ont les mots les plus durs contre la Russie de Poutine sont souvent ceux qui n’avaient jamais assez de louanges pour l’URSS de Brejnev…
[4] L’éditorial du Monde des 10-11 août 2008 est d’ailleurs un vrai modèle d’appel à la capitulation.
[5] Idée formulée par Laurent Fabius à la fin des années 1980, et bâtie sur l’idée officielle que la fin de la guerre froide autorisait la baisse drastique des budgets défense. Idée officielle qui reposait elle-même sur le présupposé politique lâche, ou stupide, d’une volonté de désengagement tous azimuts.